Après 15 ans d’attente, le Canadien Abousfian Abdelrazik aura enfin l’occasion de demander des comptes au gouvernement fédéral pour sa complicité présumée qui a conduit à son emprisonnement et à sa torture au Soudan.
Lundi, Abdelrazik, 62 ans, père de six enfants, s’est dit soulagé que son jour d’audience soit arrivé.
«Cela a été très difficile. Je ne peux pas m’exprimer…», a déclaré Abdelrazik, la voix s’éteignant alors qu’il se présentait au tribunal fédéral pour son procès.
Abdelrazik, qui n’a jamais été inculpé, a été détenu au Soudan entre 2003 et 2006 et n’a pas pu revenir au Canada jusqu’en 2009, lorsqu’un juge fédéral a ordonné au gouvernement de le rapatrier.
L’homme de Montréal poursuit le gouvernement canadien pour 27 millions de dollars pour sa détention injustifiée à l’étranger. Son procès vise également l’ancien ministre conservateur des Affaires étrangères, Lawrence Cannon, pour avoir refusé de délivrer un document de voyage d’urgence pour le ramener chez lui.
L’avocat des droits de l’homme, Paul Champ, qualifie Abdelrazik de « l’une des dernières victimes de la guerre contre le terrorisme » menée par les États-Unis et leurs alliés comme le Canada et affirme que son cas ouvrira de nouvelles perspectives.
«Il s’agit d’une affaire qui entraîne le plus grand montant de dommages jamais subi par un citoyen canadien. Nous alléguons devant le tribunal qu’il s’agit de la violation la plus grave des droits de l’homme d’un citoyen canadien», a déclaré Champ aux journalistes à l’extérieur du tribunal.
Paul Champ, avocat d’Abousfian Abdelrazik, arrive à la Cour fédérale à Ottawa le lundi 21 octobre 2024. (Sean Kilpatrick / La Presse canadienne)
Champ affirme que son client a été victime de « détention illégale et de torture à l’étranger avec la complicité directe ou indirecte d’acteurs étatiques canadiens ».
Dans son plaidoyer d’ouverture, Champ affirme que les services de renseignement canadiens ont agi en « voyou » et que le SCRS espionnait Abdelrazik pour « recueillir des informations pour leurs amis de la CIA ».
L’avocat affirme qu’ils ne prétendent pas que le gouvernement voulait qu’Abdelrazik soit torturé, mais qu’ils « voulaient qu’il ne remette plus jamais les pieds au Canada ». Champ a déclaré que les responsables soudanais détenaient Abdelrazik à la demande du Canada et savaient qu’ils détenaient un « homme innocent ».
Champ a qualifié Abdelrazik d’« homme brisé » à son retour chez lui.
Abdelrazik allègue que ses droits garantis par la Charte à la vie, à la liberté et à la sécurité personnelle ont été violés.
La Couronne a exposé sa défense dans un mémoire préalable au procès. Il fera valoir que le Canada avait des motifs raisonnables de croire qu’Abdelrazik constituait une menace pour la sécurité. Bien que le gouvernement ait partagé des renseignements avec ses partenaires en matière de sécurité, il n’a pas demandé que l’homme de Montréal soit arrêté.
Des espions pour témoigner
Cette affaire qui fera précédent sera entendue au cours des huit prochaines semaines.
Parmi les personnes qui doivent témoigner figurent deux anciens ministres des Affaires étrangères du gouvernement de Stephen Harper, un sénateur, des diplomates, des agents du renseignement de l’agence d’espionnage canadienne et des agents de la GRC.
Le mois dernier, le juge Patrick Gleeson de la Cour fédérale a rejeté la requête de la Couronne demandant que six témoins du gouvernement témoignent à huis clos « pour éviter de nuire aux relations internationales, à la défense nationale et/ou à la sécurité nationale du Canada ».
Le juge Gleeson a écrit que la Couronne avait « présenté peu de preuves pour établir la probabilité d’un risque de divulgation par inadvertance ».
Parmi les témoins obligés de témoigner en audience publique figurent trois agents du renseignement de sécurité canadien (SCRS) qui seront interrogés derrière un écran.
Le procès d’Abdelrazik devait initialement être jugé en 2018, mais a été retardé afin d’examiner quelles preuves pourraient révéler des informations classifiées. Après cinq années d’analyse, le tribunal a ordonné la suppression de 1 469 documents en août 2023.
«Le gouvernement a dressé barrage après barrage», a déclaré Champ devant le tribunal. «Le système judiciaire canadien a laissé tomber Abdelrazik.»
Abousfian Abdelrazik, au centre, sourit alors qu’il rentre au Canada à l’aéroport international Pearson de Toronto après un exil de six ans au Soudan, le samedi 27 juin 2009. (Nathan Denette / La Presse canadienne)
Préoccupations en matière de sécurité nationale
Abdelrazik est arrivé au Canada en tant que réfugié en 1990. Il a déclaré craindre pour sa sécurité après avoir participé à des activités antigouvernementales au Soudan.
Il était dans la trentaine lorsqu’il s’est installé à Montréal et est devenu citoyen canadien en 1995.
Des documents judiciaires montrent qu’il a d’abord suscité l’intérêt des responsables du SCRS en 1996 en raison de ses liens avec des individus qui représentaient des menaces à la sécurité nationale.
Le SCRS était préoccupé par ses liens présumés avec des extrémistes islamistes nord-africains à Montréal et croyait qu’il avait des liens avec Al-Qaïda.
Des agents l’ont même interrogé le 11 septembre 2001, jour des attentats terroristes contre les États-Unis. Et en 2002, Abdelrazik a été inscrit sur une liste américaine d’interdiction de vol.
Dans un exposé conjoint des faits, la couronne a reconnu que des informations sur les associés extrémistes d’Abdelrazik avaient été transmises à la police montée en 2000. Mais après deux ans d’enquête, cela n’a pas abouti à des accusations.
En mars 2003, Abdelrazik est retourné au Soudan pour rendre visite à sa mère malade et a été arrêté.
Champ affirme que les éléments de preuve indiquent en grande majorité que le SCRS travaille avec la CIA pour organiser son arrestation par les autorités soudanaises.
« En fait, les responsables soudanais ont répété à plusieurs reprises aux diplomates canadiens qu’ils détenaient M. Abdelrazik uniquement parce que le SCRS le leur avait demandé », a écrit Champ dans un courriel antérieur.
Des documents judiciaires révèlent que des agents du SCRS, dont celui qui a interrogé Abdelrazik à Montréal, se sont rendus à l’étranger pour l’interroger pendant sa détention. L’entretien s’est déroulé devant trois responsables soudanais.
L’exposé des faits révèle que lors de sa première visite consulaire à Abdelrazik, le chef de mission du Canada, David Hutchings, a été informé par les responsables de Khartoum qu’Abdelrazik était détenu « parce que le Canada l’avait demandé ».
Après sa sortie de prison, Abdelrazik vivait dans le hall de l’ambassade canadienne à Khartoum jusqu’à ce qu’un tribunal fédéral ordonne au gouvernement de lui délivrer des documents de voyage d’urgence et de le ramener chez lui.
La Couronne fera également valoir qu’elle ne savait pas qu’Abdelrazik avait subi des actes de torture ou de mauvais traitements de la part de responsables soudanais et qu’elle avait déployé des efforts raisonnables pour le renvoyer au Canada.