Au cours des dernières années, des centaines de loups, d’ours, de coyotes et d’autres animaux ont été tués dans le cadre des programmes du gouvernement du Québec visant à aider le caribou à survivre.
Le ministère de l’Environnement ne sait toutefois pas si ces mesures controversées visant à contrôler la prédation des cervidés sont efficaces.
En Gaspésie, «168 coyotes ont été piégés dans le cadre du piégeage hivernal en 2023» et entre «38 et 144 coyotes» sont piégés chaque été pour protéger les caribous, selon les données du ministère.
Les ours noirs, entre « 23 et 110 » par année « dans le cadre du piégeage estival », sont également abattus pour protéger les caribous de montagne dans cette région.
Les loups sont également abattus pour aider les populations de caribous.
Par exemple, depuis 2020, « 85 loups ont été récoltés par les trappeurs dans la région de Charlevoix », et entre 2011 et 2019, 44 loups ont été abattus en Abitibi-Témiscamingue.
Un loup est photographié en pleine nature au Québec. (Wiki commons)
Mais ces programmes de contrôle de la prédation, en place depuis plusieurs années – voire des décennies dans le cas de la Gaspésie – n’ont pas réussi à limiter le déclin des effectifs de caribous.
Pire encore, dans le cas de la Gaspésie, «aujourd’hui, les prédateurs sont non seulement plus abondants, ils sont aussi plus efficaces», selon le professeur Martin-Hugues St-Laurent, dont les travaux portent sur l’impact de l’altération de l’habitat sur l’écologie des grands mammifères comme le caribou.
M. St-Laurent, qui dirige le programme de recherche en écologie animale à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR), souligne que l’élimination des prédateurs peut difficilement être efficace si l’habitat du caribou continue d’être altéré.
« De 1990 à aujourd’hui, on a récolté environ 50 à 60 % des vieilles forêts autour du parc de la Gaspésie, donc c’est clair que même si on enlève les prédateurs, si on récolte la moitié de la forêt, on contrecarre l’effet positif du contrôle des prédateurs, donc on a travaillé un peu à rebours », explique M. St-Laurent.
Est-ce efficace ?
La Presse Canadienne a interrogé le ministère de l’Environnement sur l’efficacité de ses mesures de contrôle de la prédation du caribou.
Dans un échange de courriels, la directrice des communications du ministère, Ève Morin Desrosiers, a répondu que « les effets des actions ciblant les prédateurs du caribou ne sont perceptibles qu’après plusieurs années de contrôle intensif et soutenu, ce qui n’est pas le cas actuellement ».
Un jeune ours noir est photographié dans le nord du Québec. (Wiki Commons)
Pour le ministère, « contrôle intensif » signifie que le programme « vise une réduction considérable de la densité des prédateurs et couvre de vastes zones ».
Le porte-parole du ministère a également précisé : « Considérant que le ministère et ses partenaires ne déploient pas actuellement de programmes aussi intensifs (…), il n’est pas possible d’évaluer l’effet de cette mesure au Québec sur les taux de survie des caribous adultes ni sur les taux de recrutement. »
Des programmes qui fonctionnent si vous tuez beaucoup de prédateurs
M. St-Laurent a expliqué qu’il y a « un lien entre le retrait d’individus, coyotes, ours ou loups et l’augmentation de la qualité du troupeau de caribous, mais pour que ça fonctionne vraiment, il faut pousser la machine très fort. Il faut une récolte de prédateurs très, très, très imposante. »
Ailleurs au pays, le contrôle des prédateurs du caribou a parfois permis d’obtenir des troupeaux en meilleure santé.
Par exemple, au début des années 1980, le gouvernement du Yukon a mis en œuvre un programme d’abattage qui a réduit la population de loups « de 83 à 86 pour cent », permettant ainsi à la population de caribous de Finlayson, estimée à environ 2 000, de presque doubler et d’arrêter son déclin.
C’est ce que révèle un article publié dans la revue Conservation Science and Practice en 2022, intitulé « Efficacité et éthique de la gestion intensive des prédateurs pour sauver les caribous en voie de disparition », auquel Saint-Laurent a participé.
L’article indique également « qu’une étude des programmes de gestion des loups dans l’ouest de l’Amérique du Nord a conclu que l’élimination des loups ne serait efficace que si 65 à 80 % des loups étaient éliminés sur une zone et une durée suffisantes, généralement quatre ans. »
L’étude indique également que pour permettre à une population de caribous de croître après que la majorité des prédateurs ont été éliminés de son territoire, « le mécanisme sous-jacent de la prédation excessive doit être abordé » et « pour de nombreuses populations de caribous, cela nécessitera la restauration ou le rétablissement de l’habitat » pour réduire « l’efficacité de chasse du prédateur ».
En d’autres termes, pour que les programmes de contrôle des prédateurs fonctionnent, l’habitat du caribou doit être restauré, plutôt que de continuer à perturber l’animal en coupant des arbres dans son habitat.
Des mesures contre-productives ?
Le biologiste et photographe animalier Hugues Deglaire fait partie de ceux qui remettent en question la pertinence d’éliminer des animaux pour tenter d’en sauver d’autres.
Il a travaillé comme naturaliste pendant cinq ans dans l’habitat du caribou du parc national de la Gaspésie, où des programmes de contrôle des prédateurs sont en place.
« Je devais me poser des questions tous les jours. Je gravissais des montagnes pratiquement tous les jours et cela me torturait car je me disais : «mais on fait probablement quelque chose de mal» », raconte-t-il.
En éliminant les grands prédateurs, on risque de provoquer « des impacts imprévisibles sur d’autres éléments de l’écosystème », a déclaré M. Deglaire, l’un des cofondateurs de l’Association québécoise pour la protection et l’observation de la faune (AQPOF).
Selon cette organisation, les programmes de contrôle des prédateurs peuvent parfois produire l’effet inverse de celui souhaité.
« Les coyotes ont tendance à vivre en famille, voire en meute », et « lorsqu’ils se sentent persécutés, ils se séparent, souvent en couples. Ainsi, au lieu d’avoir une famille avec un couple reproducteur, vous aurez trois familles, avec trois couples reproducteurs », de sorte qu’après quelques années, il y aura plus de prédateurs, a expliqué Deglaire.
Les coyotes sont l’un des prédateurs du caribou qui sont régulièrement ciblés dans les programmes d’abattage. (Wiki Commons)
Cette hypothèse est largement répandue parmi les groupes de protection des animaux opposés au piégeage des canidés.
« On sait que la reproduction sera stimulée, car chaque individu restant aura accès à plus de ressources », ce qui induit donc « une meilleure condition physique et un meilleur investissement dans la survie et la reproduction », a expliqué M. St-Laurent.
Le professeur d’écologie animale ajoute toutefois cette nuance : « Il est extrêmement rare que l’abondance dépasse les chiffres observés avant le programme de contrôle. Il s’agit d’un problème complexe, souvent mal documenté ou mal présenté par les organisations de défense des droits des animaux et les organisations éthiques. »
Des martres, des renards et des lynx capturés
Deglaire a expliqué qu’il avait parfois vu des animaux qui n’étaient pas des prédateurs du caribou être accidentellement piégés.
« Les pièges à collet ne sont pas sélectifs » car « un collet pour loup ou coyote peut aussi prendre une martre, un renard ou un lynx », explique le biologiste et photographe animalier, qui a aussi souvent observé des animaux souffrant à cause des pièges à prédateurs.
Interrogé sur le sujet, un porte-parole du ministère a indiqué qu'»il arrive effectivement que des espèces non ciblées soient capturées», mais que «les méthodes de piégeage employées visent à minimiser ces captures accidentelles, par exemple en sélectionnant des engins de piégeage particuliers ou en incluant des systèmes permettant la remise à l’eau».
La Presse Canadienne a demandé au cabinet du ministre de l’Environnement Benoît Charette s’il avait des informations démontrant que le contrôle des prédateurs du caribou fonctionne.
Le bureau a simplement répondu que « les mesures de gestion de la population telles que le contrôle des prédateurs font partie des recommandations du ministère pour la protection du caribou » et que « ce type d’intervention est également recommandé ailleurs au Canada ».